MJP opère tout ce que les GAFAs, Apple, Google, Meta, etc. ne peuvent atteindre : le toucher. C’est un paradoxe puisque le toucher sert à commander les multiples fonctions des smartphones via l’écran tactile. Dans sa jeunesse MJP avait fait une sorte d’alphabet des sensations concrètes du toucher (rugueux, lisse, mouillé, chaud, froid, etc.) en transposant le « traité des objets musicaux » de Pierre Schaeffer vers un traité des objets ressenti comme à l’aveugle. Une œuvre d’art spécialisée dans les sensations tactiles peut atteindre l’universalité et largement dépasser les intentions de son créateur pour devenir une épiphanie de notre univers numérique. Le smartphone descendant direct du téléphone et de la télévision nous suit partout du matin au soir de notre naissance à notre mort. Il nous suit et nous écoute à notre insu et envoie toutes sortes de données dans des centres spécialisés n’importe où sur la planète. Les coordonnées des doigts posés sur l’écran commandent le data via deux couches d’électron agitées par la conductivité de notre corps. À cette place MJP propose l’écran comme cadre de sensations diverses, modernes ou ancestrales. Ces sensations ne sont pas modifiables ni programmables par IA comme une image, un son ou une vidéo. Ces sensations sont les seules héritières et survivantes de la réalité explosé en fragments virtuels. Ces sensations deviennent une sorte de graphe du chemin escarpé qui mène l’individu à utiliser ses 5 sens.
EB : Quand et pourquoi tu t’es mise à démonter des boitiers de smart et les remplir de matières amusantes de tissus, de poils, de graviers d’interrogations concrètes et de réponses abstraites ?
MJP : L’idée m’était venue lors du confinement, nous étions enfermés. J’ai voulu agrandir mon territoire autorisé en élargissant mes perceptions. J’ai voulu sentir intensément le sol, sa matière et ce qu’il m’apportait en sensations, d’où le nom de walkphone. J’aurais pu m’en tenir là mais nous étions dans un moment de communication restreinte. Le toucher était un sens dangereux, dramatique, porteur de mort ! Il nous était recommandé non seulement de nous laver les mains régulièrement mais aussi de nettoyer notre smartphone et autres claviers. La combinaison de créer des matières à toucher dans une coque de smartphone s’est faite intuitivement. Ce qui est amusant c’est la surprise de découvrir la diversité de nos sensations tactiles sur une surface de 14,5 cm X 7 cm. Je crée des matières pour retranscrire ce que je sens du sol par mes pieds, dans la ville ou à la campagne. Nous marchons constamment avec cet objet dans la poche.
Comme tu le disais, j’ai depuis mes études aux Beaux-Arts commencé et construit tout un art tactile en m’opposant à l’hégémonie du visuel, à l’emprise qu’a l’image au détriment des autres créations qui ne sont pas visibles. C’est pourquoi je me suis intéressée aux « Objets musicaux » de Pierre Schaeffer et au GRM qui étaient une réflexion sur notre perception musicale. La musique est un art non visible, elle nous transporte dans un espace d’émotions.
L’audiovisuel s’est développé depuis l’ère industrielle avec le cinéma, la télévision puis l’ordinateur. Ce développement a mis de côté les autres sens que sont l’odorat et le toucher sans parler du goût qui est mis à mal avec la cuisine industrielle.
Je travaille avec l’historienne des sensibilités Anne Vincent-Buffaut et nous analysons cette évolution de la hiérarchie des sens comme un problème écologique. C’est simple à comprendre nous touchons de moins en moins (ce sont les machines qui le font) et nous affirmons avec Baptiste Morizot, philosophe, que la crise de la sensibilité actuelle provoque un appauvrissement dans nos relations avec le vivant. Attention, mes Walkphones ne veulent pas dire « jetez vos smartphones, ils vous abêtisent », ils sont plutôt un jeu entre ce qu’on touche et notre imaginaire qui est tout autre qu’un défilé d’images sur nos réseaux.
Contradiction : le regard est rapide, le toucher est lent. Autant le regard balaye, englobe l’étendue, autant le toucher compose sa perception points par points. Ça prend du temps et cette perception n’est pas contrôlée, elle est inconsciente.
Ça me fait penser à la fable bien connue du lièvre et de la tortue. Actuellement on préfère être le lièvre plutôt que la tortue au détriment d’une concentration et d’une constance. En fait, avec mon Walkphone, je suis à la fois homme/femme, lièvre, tortue, plante et minéral. Je suis dedans, c’est la matière qui m’appèle. La sensation que je ressens est une communication. Je me sens vivre par cette émotion. Le toucher, c’est toucher l’autre et en être touché, c’est un risque, on peut blesser l’autre ou être profondément touché (comme on dit d’une émotion trop forte). En cela, c’est un jeu entre la distance qui nous protège et la proximité qui est inconnue dans sa douceur ou son agressivité. Le walkphone a la forme d’un smartphone mais pas sa fonctionnalité. A la place de l’écran, on touche une matière, toujours différente et en rapport avec le mot inscrit à son revers. Par exemple, le Walkphone mousse a la texture d’un paillasson de coco adouci par des fibres douces de coton velours.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que cette sensation légèrement piquante, agressive mêlée de douceur me transmet quelque chose ? Puisque le smartphone est un moyen de transmettre idées, pensées, images ou sons, est-ce que la personne qui touche un Walkphone peut transmettre une communication, une sensation ? Le walkphone est-il l’antithèse du smartphone ?
La sensation ressentie de la matière du Walkphone mousse par exemple est difficile à définir du fait que la perception tactile est ressentie habituellement de façon inconsciente. Pour conscientiser la sensation il faut un peu de concentration et d’imagination. Deux facteurs très affaiblis dans notre vie actuelle dont le smartphone est un élément déclencheur de perturbation et d’abêtissement. Il faut se laisser aller, laisser venir la sensation. Elle déclenche l’imaginaire. Autant ce petit objet que tout le monde convoite même les bébés (!) est un moyen de l’immédiat, sans effort, sans attente. Tout se trouve dans la touche ! Mais la touche n’est pas vraiment un toucher ou du moins pas tel que je le conçois en caresse ou en pression, ce toucher-là est seulement un déclenchement d’action numérique.
Le toucher du walkphone est très différent. Il n’y a pas de déclenchement à première vue. La surface à la place de l’écran ne se transforme pas, c’est seulement son toucher qui peut évoluer, se transformer à travers le temps, le temps du toucher. Et ce toucher demande beaucoup plus de temps qu’une première vue !
La sensation immédiate du Walkphone « Mousse » est une sensation irritante, ça gratte avec par dessus ou par dessous quelque chose qui adoucirait l’agressivité ressentie en premier lieu. Le regard définit des fibres de coco, celles d’un paillasson, dans lequel s’intercale des bouclettes de fibres douces, velours de coton ou synthétique. Le regard ne dit pas la mousse annoncée au revers.
Si je tiens le walkphone comme un smartphone, c’est à dire, les pouces sur le dessus et les autres doigts en dessous. Les pouces s’enfoncent dans la matière dans un mouvement de va et vient faisant bouger les fibres coco/velours latéralement. La pression est plus dense, la sensation d’agressivité plus importante tout en étant amoindrie par la douceur du velours.
Que faire de cette sensation ?
Si je m’en tiens à la sensation ou à la perception de quelque chose qui pique mêlée de quelque chose doux, même si je cherche une variation de sensations dans mon toucher, les pouces, le plat de la main, la joue, je reste sur une reconnaissance d’un objet que j’aurais déjà touché, une brosse à cheveux, une brosse à dents, éventuellement un paillasson. Ce n’est qu’en laissant mon imagination vagabonder avec la sensation que mon esprit peut associer d’autres images plus poétiques. Et ce laisser aller demande un certain temps, une certaine disposition, un désir aussi. Je ne peux pas me satisfaire d’une reconnaissance, je cherche autre chose. Dans le cas du tapis brosse aux fibres de velours, mon imagination par cette sensation de quelque chose qui pique, accroche, me transporte dans la forêt où la végétation est agressive. D’une certaine façon, j’oublie la matérialité du walkphone sous ma peau pour me transporter, ici (avec le walkphone mousse) dans la forêt et qui sait, rencontrer un animal, entendre le bruissement du vent etc…
D’une certaine façon, je mets l’Art en boîte dans les deux sens du terme pour questionner l’art en tant que perception du monde. Et si l’art contemporain est principalement visuel, que nous dit-il de notre perception, et que fait-on de nos autres sens ? Je me demande si nos yeux sur nos smartphones ne vont pas formater notre regard et ne seront plus capables de sentir la différence entre une image d’une matière et la matière réelle à voir, à humer, à toucher, à écouter… Notre sensation est mutilée au profit de quoi ? de qui ? Pourquoi ?
En même temps que je crée les Walkphones, (j’en ai réalisé une soixantaine et j’ai le projet d’en faire 100), je cherche la composition tactile (fabrication de matières) conforme aux sensations que j’ai éprouvée lors de mes marches en ville ou en campagne. Ces recherches ou croquis tactiles sont réalisées dans des cerclages de 4 cm de diamètre utilisés ordinairement pour la nomenclature des verres optiques. Je joue à la scientifique comme si je voulais qualifier les différents touchers de la multiplicité des matériaux. Bien sûr c’est un leurre mais par ce jeu pseudoscientifique, je questionne ce qu’on voit et ce qu’on touche, ce qui est loin et ce qui est près, ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, c’est à dire ce qui est admis et ce qui ne l’est pas. « Touchez avec les yeux » est une injonction courante et impossible à moins d’être scientifique et de supposer que la lumière comme une matière toucherait la rétine de nos yeux !
